Belshatsar et Daniel
Dans la nuit du 5 au 6 octobre 539 avant notre ère, Babylone, la plus grande ville de l’époque, tomba aux mains des Mèdes et des Perses, conquise sans la moindre résistance. Comment cela avait-il pu se produire? Hérodote répond: « Comme il se trouvait que c’était pour eux un jour de fête, ils dansaient pendant ce temps et se livraient aux plaisirs, jusqu’à l’heure où ils apprirent le malheur qui venait d’arriver » 1. Confirmant que les Babyloniens étaient bien occupés à se divertir, Xénophon rapporte deux détails supplémentaires : « les portes [de Babylone étaient] ouvertes durant cette nuit où toute la ville [étaient] en liesse » et ‘arrivés auprès du roi‘, « des soldats de Gadatas et de Gobryas [les généraux de Cyrus II] mirent la main sur lui [et le tuèrent] avec ceux qui l’entouraient » 2. Si les deux auteurs grecs appuient ainsi le récit biblique du livre de Daniel, seul ce dernier nous révèle le nom du monarque qui perdit tragiquement la vie ce soir-là : Belshatsar, parfois également appelé Balthazar. Comme l’un des trois mages de la tradition chrétienne ! Pendant longtemps, leur seul point commun fut de n’avoir jamais existé aux yeux des détracteurs de la Bible.
Jusqu’au milieu du 19ème siècle, la Bible était le seul ouvrage à mentionner le nom de Belshatsar. Qui plus est, elle le présentait même comme le dernier souverain de Babylone, à la place de son père Nabonide — inexistant. Ces deux raisons suffisaient aux critiques pour dénier toute valeur historique au livre de Daniel qui, selon eux, n’était qu’un document de propagande produit « durant la persécution des Juifs en Palestine par Antiochos IV » 3. Le vent commença à tourner en 1854 lorsque John E. Taylor, un consul britannique, découvrit parmi les ruines de la ziggurat d’Our plusieurs cylindres d’argile, d’environ dix centimètres de long, qui comportaient des inscriptions sur deux colonnes en écriture cunéiforme. L’une de ces inscriptions (BM 91128) contenait une longue prière, addressée au dieu-lune Sîn, qui fut traduite pour le première fois par H. Fox Talbot en 1861 4. Voici une traduction des lignes 18 à 26 de la seconde colonne : « Quant à moi, Nabonide, roi de Babylone, préserve-moi de pécher contre ta grande divinité et accorde-moi une longue vie [littéralement « une vie de longues journées »]. De plus, en ce qui concerne Belshatsar, mon premier-né, ma propre progéniture, que la crainte de [ta] grande divinité soit placée dans son cœur afin qu’il ne commette aucun péché. Qu’il soit comblé de bonheur dans la vie » 5. Au vu de ces quelques lignes, il est clair qu’un Belshatsar — Bel-šar-usur sur l’inscription — était bel et bien lié à Nabonide, le dernier roi officiel de Babylone. Mais quelle était sa position exacte ?

En 1882, Theophilus G. Pinches publia la traduction d’une inscription aujourd’hui connue sous le nom de Chronique de Nabonide. Réputée pour sa description du siège de Babylone par les armées de Cyrus II, elle rapporte également que Nabonide s’absenta de Babylone durant de longues années. Par exemple, « la septième année: le roi était à Temâ tandis que le prince, les officiers et son armée étaient en Akkad [Babylonie]. Le roi ne vint pas à Babylone » 6. Cette déclaration, à quelques détails près, est répétée pour les neuvième, dixième et onzième années du règne de Nabonide. De fait, elle incita Pinches à conclure précocement que le « prince » Belshatsar semblait « avoir été commandant en chef de l’armée, avait peut-être plus de pouvoir dans le royaume que son père, et était donc considéré comme roi » 7. Toutefois, il fallut attendre 1924, et la publication par Sidney Smith d’un document appelé « Poème de Nabonide », pour que le principe d’une co-régence entre Nabonide et Belshatsar soit réellement confirmé sur la base du passage suivant 8 :
« Au début de la troisième année, il [Nabonide] confia le camp militaire à son fils premier-né [Belshatsar]. Il placa sous son commandement l’armée de toutes les terres [les contingents étrangers]. Il a tout laissé aller [se retirant des affaires] et lui a confié la royauté et, quant à lui, il prit le chemin des régions éloignées. Les forces militaires d’Akkad marchant avec lui, il se dirigea vers la ville de Teima, au milieu d’Amourrou »
BM 38299, col 2, li 17-23
Ainsi, il est évident que Belshatsar exerça l’autorité royale à partir de la troisième année de Nabonide, laquelle correspond probablement à « la première année de Belshatsar le roi de Babylone » mentionnée dans la Bible en Daniel 7:1. Pour autant, cette dernière expression n’apparaît dans aucun des documents retrouvés jusqu’à aujourd’hui. Si « dans les documents datés de la période du séjour [de Nabonide] à Teima, Belshatsar semble souvent s’occuper de questions administratives qui relevaient normalement de la responsabilité du roi » 9, le titre par lequel il est désigné est invariablement « mar šarri » — « fils du roi » dans le sens de prince-héritier. Ceci explique pourquoi, le soir de la prise de Babylone par les Mèdes et des Perses, Belshatsar ne pouvait offrir au prophète Daniel — qui lui avait révélé l’interprétation exacte d’une mystérieuse expression apparue sur un mur — rien de mieux que « la troisième place dans le royaume » (Daniel 5:29), les deux premières étant occupées par son père et lui-même. Cet élément soutient d’autant plus l’historicité et la contemporanéité du livre de Daniel que les auteurs classiques ignorèrent toujours à la fois le nom et le statut particulier du numéro deux en Babylonie ! Mais alors, direz-vous, pourquoi Daniel qualifiait-il Belshatsar de « roi » si ce dernier ne l’était pas vraiment ?

La découverte en 1979, à Tell Fekheriye en Syrie, d’une statue d’un haut dignitaire, nous permet de répondre à cette question. La statue de Hadad-yith’i porte deux inscriptions, une sur le recto en assyrien et l’autre sur le verso en araméen — la langue dans laquelle fut rédigé le récit biblique concernant Belshatsar. La première inscription qualifie l’homme de « gouverneur de Gozân », alors que la seconde n’hésite pas à le présenter comme « roi de Gozân.» C’est pourquoi, s’il était logique que Belshatsar soit qualifié de « prince-héritier » sur les inscriptions officielles de Babylone, localement, rien ne s’opposait à ce que « des documents non officiels, tels que le livre de Daniel, lui aient accordé le titre de ‘roi.’ Il agissait comme roi, même s’il n’en portait pas le titre officiel. Une telle précision n’aurait servi à rien, sinon à rendre le récit moins clair » 10. Nous nous trouvons ici en présence d’une pratique courante à l’époque, mais qui a été abandonnée dans les siècles suivants. Elle aussi inconnue des auteurs profanes qui relatèrent l’histoire de Babylone, elle atteste que le rédacteur du livre de Daniel ne pouvait être qu’un témoin oculaire des faits qu’il rapporte.
Aujourd’hui, Belshatsar est un personnage historique bien authentifié par au moins 38 textes d’archives 11 datant du règne de son père Nabonide et qui soulignent l’exactitude des informations provenant de la Bible. Deux autres inscriptions (AMF 135 et YBC 3765), datées respectivement de la fin du règne d’Amêl-Mardouk et du début du règne de Nériglissar — les deux successeurs immédiats de Nabuchodonosor II —, mentionnent aussi un « Belshatsar, le principal officier du roi », dont l’identification est incertaine, son affiliation n’étant précisée. « Il n’y a aucune preuve (…) que le Belshatsar qui était un officier en chef du roi à l’époque de Nériglissar était le fils de Nabonide et donc le Belshatsar biblique » 12. Une remarque qui amène un chercheur contemporain à émettre l’hypothèse que « le nom ‘Beltshazar’, qui est la forme sous laquelle le nom babylonien de Daniel fut écrit dans le livre [qui porte son nom], tire probablement son origine de ‘Belshatsar’ (…). De cette proposition d’identification de Belshatsar, le šaqu šarri d’Amêl-Mardouk, avec le Bel(t)shazar du livre de Daniel, on peut déduire que Daniel a probablement occupé, quoique brièvement, un autre poste (…) dans le gouvernement néo-babylonien qui n’est pas rapporté dans le livre [qui porte son nom]» 13. Que cette identification soit confirmée ou non, elle témoigne tout l’intérêt que l’étude du livre de Daniel continue de susciter, tant sur le plan historique qu’au regard des prophéties qu’il renferme. Des prophéties auxquelles nous ferions bien de nous intéresser car plusieurs d’entre-elles se réalisent à notre époque !
Références
1 | Hérodote, « Historia », I, 191. |
2 | Xénophon, « Cyropaedia », VII, [5], 15, 29-30. |
3 | Clyde E. Fant, Mitchell Reddish, « Lost Treasures of the Bible: Understanding the Bible through Archaeological Artifacts in World Museums », 2008, p. 234. |
4 | William Henry Fox Talbot, « Assyrian Texts Translated », Journal of the Royal Asiatic Society of Great Britain and Ireland, Vol. 19, 1861, p. 195. |
5 | Frauke Weiershauser, Jamie Novotny, « The Royal Inscriptions of Amel-Marduk (561–560 BC), Neriglissar (559–556 BC), and Nabonidus (555–539 BC), Kings of Babylon », The Royal Inscriptions of the Neo-Babylonian Empire, Vol. 2, 2020, p. 163. |
6 | Albert Kirk Grayson, « Assyrian and Babylonian Chronicles », 1975, pp. 106-108. |
7 | Theophilus G. Pinches, « Transactions of the Society of Biblical Archaeology », Vol. 7, 1882, p. 150. |
8 | Paul-Alain Beaulieu, « The Reign of Nabonidus, King of Babylon 556-539 BC », 1989, p. 150. |
9 | Ibid., p. 155. |
10 | Alan Ralph Millard, « Treasures from Bible Times », 1985, p. 140. |
11 | Paul-Alain Beaulieu, « The Reign of Nabonidus, King of Babylon 556-539 BC », 1989, pp. 156-157 |
12 | Raymond Philip Dougherty, « Nabonidus and Belshazzar », 1929, p. 68. |
13 | William H. Shea, « Bel(te)shazzar meets Belshazzar », Andrews University Seminary Studies, 1988, Vol. 26, pp. 79-80. |